Gendreau Gilles

In Memoriam

 

Gendreau1Gilles Gendreau

(23 avril 1926 – 20 juin 2010)

Gilles Gendreau n’est plus. L’annonce du décès du « père de la psychoéducation » – décès survenu singulièrement le jour de la fête des pères – en a bouleversé plusieurs. Gilles était devenu un personnage quasi intemporel : pour les plus aguerris, il était un collègue, pour les plus jeunes, une figure légendaire de l’histoire de la psychoéducation. Vivre à la même époque que le fondateur d’une discipline est un honneur rare ; tous ceux qui l’ont côtoyé de près, collègues, étudiants, jeunes en difficulté, peuvent se compter privilégiés. Permettez-moi un parallèle : Gilles Gendreau est à la psychoéducation ce que Wilhelm Wundt ou encore William James sont à la psychologie. Bien sûr, la psychoéducation n’a pas le prestige ni l’histoire de cette « vieille » discipline qu’est la psychologie, mais toute proportion gardée, la contribution de Gilles Gendreau à l’édification de cette jeune discipline est indéniable. Sans lui, il n’y aurait pas eu de psychoéducation, ni de psychoéducatrices ou psychoéducateurs.

Gilles était un homme indéniablement doué pour la communication et l’interaction sociale. Son charisme et sa collégialité n’avaient d’égal que la gentillesse et l’honnêteté qui ont toujours guidé sa vie, professionnelle et familiale. Ayant tissé des liens étroits avec plusieurs générations, il avait une mémoire phénoménale des personnes, une mémoire sociale indéfectible. Il avait le don d’écouter avec intérêt et avec chaleur, de donner de l’importance à l’autre et à ce qu’il disait ; on se sentait important auprès de lui. Et puis, il avait une confiance inébranlable envers les autres. Même avec les jeunes les plus récalcitrants au changement, il n’abandonnait jamais, centrant son observation et son analyse sur les aspects positifs de la personne : il ne faut « pas retenir de la vie ce qui a échoué » écrivait-il dans son autobiographie inachevée.

Très grand humaniste, il était animé d’une curiosité et d’un esprit scientifique insatiables, facultés qu’il a conservées jusqu’au dernier jour. Bien sûr, j’ai eu une relation unique avec celui qui fut pour moi tant un mentor spirituel qu’un père fantastique. Nous avons eu, lui et moi, maintes discussions sur la psychoéducation ; il a partagé avec moi ses bons souvenirs, ses joies et ses peines, ses déceptions passées et présentes, et aussi ses inquiétudes concernant l’avenir de la profession. Au cours des dernières années, préparant sans doute son départ, il m’avait écrit quelques lettres pour ouvrir encore plus le dialogue. Mais, trop accaparé par les « autres choses » de la vie, je n’ai pas été capable de lui répondre avec la profondeur que sa démarche aurait exigée. J’aurais aimé qu’il reste un peu plus longtemps pour nous permettre de continuer nos réflexions à deux. Je ne suis sûrement pas le seul à sentir ce vide immense. Les nombreux témoignages qui ont suivi son départ soulignent à quel point Gilles était apprécié et aimé.

Un universitaire, mais avant tout un homme d’action

La psychoéducation est véritablement née de l’ambition et du dynamisme d’un jeune homme qui, au tournant de la 2e guerre mondiale, passe ses étés à animer des groupes de jeunes en difficulté1. À cette époque, le clergé est très présent dans l’éducation des jeunes. Répondant à l’appel du Père Lalande et du Père Roger, Gilles se donne pour mission de chercher des outils pour mieux intervenir. En 1948, il se présente à l’université et rencontre le Père Noël Mailloux (1909-1990), fondateur du département – alors Institut – de psychologie de l’Université de Montréal. Il lui fait part de son ambition et de ses intérêts. Il faut souligner qu’en 1948, non seulement le choix de cours était relativement restreint, mais peu d’académiciens s’intéressaient aux jeunes ; la psychologie, tout comme la psychiatrie, était alors axée presque exclusivement sur les adultes. Néanmoins, Gilles est déterminé à suivre un programme taillé sur mesure pour lui, correspondant à ses intérêts spécifiques, qui lui permettrait non seulement de comprendre davantage le phénomène de l’inadaptation psychosociale des jeunes en difficulté, mais aussi de découvrir des moyens pour les aider.

Le Père Mailloux lui ouvre donc les portes. Thérèse Gouin-Décarie, alors étudiante au doctorat, est la première à lui enseigner et lui faire découvrir « non seulement une passion pour la pédagogie, mais un champ d’ancrage pour ma pratique psychoéducative »2. Puis, un peu plus tard, en compagnie de son épouse Claire et de leurs deux premiers enfants, Gilles prend le bateau pour Paris afin de parfaire son instruction auprès de grands maîtres européens, dont Jean Piaget, René Zazzo, Georges Heuyer et Serge Lebovici. À son retour à Montréal, avec l’aide de plusieurs autres éducateurs et du Père Roger, il termine, en 1954, la mise sur pied du centre de réadaptation Boscoville, véritable révolution dans le traitement des jeunes délinquants au Québec.

Dès 1953, assisté entre autres de Jeannine Guindon, il s’occupe de la formation des futurs éducateurs de Boscoville et du Centre d’orientation. Ainsi, partagé entre Boscoville et le Centre d’orientation, entre la pratique et l’enseignement, et aussi, devrais-je l’ajouter, entre le travail et la famille, il obtient en 1965 une licence qui se veut le premier diplôme universitaire en « éducation spécialisée ». C’est en 1972 qu’est officiellement fondée l’École de Psychoéducation de l’Université de Montréal.

Je me suis longuement demandé pourquoi mon père, pourtant si intellectuel de nature, n’avait finalement jamais fait de doctorat. Maintenant je sais que non seulement il devait subvenir aux besoins de sa famille (six enfants) et que les programmes alors offerts ne correspondaient guère à ses aspirations, mais que sa vocation était nourrie par ce contact avec les éducateurs et les jeunes3. Il fut, avant tout, un homme d’action, voulant mettre en pratique ses apprentissages théoriques acquis à l’Université. Tout au long de sa vie, voire jusqu’aux derniers jours de sa vie, il a tenté de concilier la théorie et la pratique. Et c’est en grande partie ses efforts et ceux de tous les autres éducateurs qui ont travaillé avec lui et autour de lui qui ont fourni le matériel nécessaire à l’élaboration de son modèle systémique psychoéducatif – la fameuse Toupie – de même que du modèle proposé par Jeannine Guindon4.

Un homme combatif

« Pour mieux vivre, ne faut-il pas toujours combattre quelque part ?»
Gilles Gendreau, autobiographie inédite.

Y a-t-il eu plus grand défenseur de la psychoéducation ? Au cours de son histoire relativement jeune, la psychoéducation fut longuement assujettie à sa grande cousine5, la psychologie. Les batailles d’ordre idéologique, dans le milieu universitaire comme dans le milieu politique, ont été – et demeurent – présentes. Je me permets de souligner trois grands combats qui ont marqué l’histoire et la vie de Gilles Gendreau. Le premier combat, dont je viens de parler sommairement, est relié d’une part à la création de Boscoville et, d’autre part, à sa fermeture en 1998. Boscoville fut une vaste entreprise sociale et humaine qui, même si elle fut captive des batailles politiques de l’époque – époque Maurice Duplessis –, réussit à voir le jour en 1954. Boscoville constitua une innovation québécoise pour le traitement des jeunes « délinquants » de l’époque en leur ouvrant une porte autre que celle de la prison pour adultes. Sa fermeture, 44 ans plus tard, fut une décision politique contestée. Cet évènement fut particulièrement consternant, non seulement pour Gilles, mais pour une foule d’éducateurs et d’anciens de Boscoville qui, dans un vaste mouvement de sympathie, ont tenté par tous les moyens de contrer sa fermeture6. Cet effort ne fut pas vain, et la réouverture partielle de Boscoville, en 2000 (Boscoville-2000), a permis de sauvegarder une partie de cet héritage psychoéducatif.

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Camp Boscoville, Lac des Français, vers 1944

Le deuxième combat s’est fait parallèlement à celui de Boscoville, en milieu universitaire. D’abord avec la création de l’École de Psychoéducation en 1972, mais surtout dans les années 1980-1990 avec l’insoutenable tension entre les praticiens (lire les vieux professeurs) et certains chercheurs (lire les nouveaux professeurs). Ceux-ci, forts de leur nouvelle formation à l’extérieur du pays et forts d’un désir de mettre en œuvre un programme de recherche permettant de comprendre les origines de l’inadaptation psychosociale proposaient de laisser de côté la formation pratique pour offrir une formation de recherche axée principalement sur les premières années de la vie. Le schisme se fit très menaçant et il s’en est fallu de peu pour que l’École de Psychoéducation ferme ses portes et retourne dans les bras de sa cousine. Mais le « sabotage » a échoué et l’École de psychoéducation est restée vivante.

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Enseignement à l’équipe pionnière au Centre d’orientation vers 1954.
En compagnie de Gilles, on voit Pierre Gauthier (à gauche) et le Père Roger

Je me souviens de cette époque et du découragement de Gilles face à ce défi de taille, lui qui avait toujours cru à la recherche en partenariat avec la pratique et à une possible collaboration entre cliniciens et chercheurs, et qui avait tout fait pour permettre à de jeunes professeurs d’aller se former à l’extérieur du pays pendant que lui et ses « vieux collègues » gardaient le fort. Affirmer que « tout se joue avant deux ans et que tous les programmes d’intervention doivent se centrer sur la petite-enfance pour avoir la moindre valeur » est à la fois un dogme démenti par la recherche scientifique et un message aberrant. Gilles s’est défendu pour qu’on n’oublie pas les adolescents etles adultes et pour qu’il y ait un juste équilibre entre les programmes de prévention ou d’intervention en bas âge et ceux ciblant les adolescents et les adultes. Ce combat est loin d’être terminé.7

Le troisième combat est de nature plus personnelle. Après une opération au cœur en 1985, puis une deuxième une décennie plus tard, les derniers mois furent probablement pour mon père les moments les plus douloureux physiquement et psychiquement. Gilles espérait vivre au moins six ans de plus, question de terminer, entre autres, ses deux derniers livres. Même si sa santé avait fortement décliné au cours des derniers mois, l’annonce qu’il avait une tumeur cancéreuse inopérable nous a tous frappés de plein fouet. Gilles, lui, s’en doutait car depuis quelques mois, il se sentait de moins en moins bien. À l’annonce de son transfert en soins palliatifs, il a beaucoup réagi; pour lui, cela signifiait qu’il devait abandonner le combat. Mais, il ne voulait pas abandonner. Aussi, jusqu’à la fin, est-il demeuré psychoéducateur, interagissant avec le personnel, discutant de l’intervention et de son approche interactive. « Tout est interaction » disait-il. Quelques heures avant sa mort, alors qu’il avait peine à respirer, il s’adressa à la préposée qui s’occupait de lui pour la remercier, mais celle-ci semblait trop pressée pour prendre le temps de s’arrêter : « Mademoiselle, c’est important que vous écoutiez! » Elle lui prêta alors toute son attention. « Je tiens à vous remercier de votre travail, de votre disposition à mon égard ; j’ai apprécié votre aide ainsi que celle de vos collègues, merci ; je vous en suis très reconnaissant. » Ainsi, le 20 juin, dans la matinée, il venait de nous dire, par cet ultime geste de remerciement, qu’il abandonnait son dernier combat.

Un héritage qui dépasse les frontières du Québec

Aujourd’hui, plus de 60 ans après le début de l’aventure psychoéducative dans laquelle allait s’embarquer Gilles Gendreau, ses héritiers sont nombreux et son impact sur la société québécoise est indéniable. De nombreuses personnes ont bénéficié de son dynamisme, de ses talents d’éducateur, de sa passion. Beaucoup sont devenus eux-mêmes des éducateurs, s’efforçant de transmettre les valeurs professionnelles enseignées par Gilles. Qu’elle soit maintenant enseignée dans six universités québécoises et dans une université chilienne est tout à son honneur ! L’Ordre professionnel qui comprend plus de 3 000 membres et qui est une réalisation importante des successeurs de Gilles, a donné à la profession un nouveau statut. Ses livres, souvent écrits en collaboration, constituent la base même de sa philosophie, de son approche psychoéducative.

Bien que Gilles n’ait jamais sollicité les honneurs (encadré 3), il les acceptait avec reconnaissance, surtout parce qu’ils valorisaient la place de la psychoéducation dans la société. C’est dans cet ordre d’idée que j’aimerais lancer un appel à tous, personnes et institutions, universitaires et professionnelles, afin que soit proposée la candidature de Gilles Gendreau comme membre de l’Ordre National du Québec. Un titre posthume qui serait très significatif non pas, bien évidemment, pour l’homme, mais pour l’héritage professionnel et conceptuel qu’il laisse, pour l’ensemble des psychoéducatrices et psychoédu-cateurs qui forment aujourd’hui un ordre professionnel vivant et en changement. C’est une idée et je suis ouvert aux suggestions8.

Beaucoup de psychoéducateurs et de collègues se sont déplacés pour les funérailles. Des anciens de Boscoville, éducateurs et jeunes de l’époque, sont venus en grand nombre. Plusieurs de ses collègues, de l’Université et d’ailleurs, se sont présentés. À l’annonce de sa maladie puis de sa mort, de nombreux témoignages nous sont parvenus d’aussi loin que du Chili, entre autres du premier diplômé chilien en psychoéducation. Il fallait être là pour comprendre l’impact que Gilles a eu sur la vie de toutes ces personnes et comprendre aussi que la « famille » de Gilles Gendreau était bien plus grande que sa famille proprement dite !

Je ne pouvais terminer ma réflexion sans « laisser la parole » à Gilles, en citant un extrait de son autobiographie inachevée. Ce passage reflète très bien le personnage, la vocation qui le faisait vibrer, son humilité, son intellect, sa passion pour l’éducation et, toujours aussi, son humour.

Épilogue ou prélude ?

Le départ de Gilles Gendreau représente inévitablement un évènement marquant de l’histoire de la psychoéducation. Je perçois sa mort comme la fin du premier chapitre, voire comme un prélude à l’histoire qui continuera de s’écrire à travers ses successeurs. « La mort d’un être vivant n’est que de l’énergie qui se transforme » écrivait Bernard Werber dans L’empire des anges. Compttenu de toute l’énergie et la passion qui ont imprégné l’œuvre et la vie de Gilles Gendreau, il y en a suffisamment pour l’ensemble du Québec et même au-delà !

Et je termine avec une dernière anecdote qui exprime bien toute l’énergie et la passion de Gilles, énergie et passion qui l’animaient encore jusqu’à la toute fin. Je l’ai mentionné plus haut, lors de ses derniers jours, la douleur était devenue si intense qu’on devait lui administrer des médicaments de plus en plus forts. Les effets sédatifs étaient puissants et Gilles restait éveillé à peine quelques minutes à la fois ; on avait peine à comprendre ce qu’il voulait nous dire ; on le voyait partir ; il se voyait partir. Malgré tout, dans l’après-midi du 20 juin, alors que nous étions tous autour de son lit, Gilles a rebondi ; et avec une clarté inespérée, voire inexplicable, comme s’il voulait fermer la boucle de sa vie et léguer son testament professionnel, il déclara : « Les jeunes en difficulté, il ne faut pas les oublier ; ce sont des gens de grand cœur. » Il ferma alors les yeux pour ne plus les rouvrir.

Merci Gilles pour tout ce que tu nous as donné… et pour ce que tu as été.

Paul L. Gendreau

[email protected]

Notes :

1N’ayant jamais aimé les étiquettes stigmatisantes (par ex., délinquants, criminels, etc.), il utilisa, comme tout bon humaniste, cette appellation antipathologisante tout au long de sa vie.

2 Gilles Gendreau, autobiographie inédite.

3 Gilles est devenu officiellement « docteur » à la fin de sa carrière quand l’UQO lui a remis un doctorat honoris causa, un geste gracieux de la part d’une unité de psychoéducation dynamique qui a réussi à exporter la psychoéducation en Amérique du Sud.

4 Jeannine Guindon (1970). Les étapes de la rééducation des jeunes délinquants et des autres.

5 Gilles préférait dire que la psychologie et la psychoéducation étaient des cousines, plutôt que des sœurs, afin de souligner davantage la distance conceptuelle des disciplines

6 Lire Bosco la tendresse, Boscoville : un débat de société, Montréal, Sciences et culture, 1998.

7 Gilles savait très bien que la prémisse que « tout se joue durant la petite enfance » était non seulement fataliste et fausse, mais aussi quelque peu tautologique. Car quelles sont les interventions préconisées par les chercheurs qui avancent cette idée ? Entre autres, des interventions auprès des… parents, qui sont vus comme les principaux acteurs dans le développement des jeunes enfants. L’intervention à tout âge est non seulement utile, mais nécessaire.

8 Pour me contacter : [email protected]

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